J’ai déjà évoqué dans ces chroniques le pan de traductions d’albums scandinaves des éditions Cambourakis que je trouve particulièrement intéressant et dont une bonne partie a été traduite par Catherine Renaud. Y est suivi le travail d’auteurs et d’autrices avec notamment Tove Jansson et ses grands classiques Moomins ou plus contemporain.es telles Mari Kanstad Johnsen ou Emma Adbåge dont j’ai déjà parlé de l’album La Nature. Ce catalogue qui s’étoffe de plus en plus nous présente une vision du monde, de l’enfance et des livres pour enfants un peu décalée de la notre, de nos habitudes françaises tant dans l’expression du propos que dans les styles d’illustration développés.

Emma Adbåge est une autrice et illustratrice suédoise de livres pour enfants dont plusieurs sont maintenant traduits et disponibles en France, de petites séries tout carton pour les plus jeunes à des albums dont Le Repaire, paru il y a quelques années.

Dans La Blessure, l’on suit des enfants jouant dans le cour de l’école pendant la récréation autour d’une table de ping pong. Alors qu’il saute sur la table un peu trop haut, l’un d’eux tombe par terre et se blesse au genou jusqu’à saigner. Tout le monde, des enfants aux adultes, jusqu’à un pigeon curieux, accourt pour voir la blessure puis, les jours suivants, pour découvrir le gros pansement puis la croûte et les évolutions de l’écorchure.

Par son titre simple et descriptif annonçant d’emblée le sujet, substantif unique comme souvent dans les titres des livres d’Emma Adbåge, l’on pourrait imaginer là un « livre-pansement » fort à propos ici. C’est qu’une petite blessure est vite arrivée dans la cour de récréation et que l’on pourrait souhaiter évoquer cela et l’expliquer aux enfants concernés. Si ce type de livres thématiques sur de nombreux petits problèmes enfantins est de plus en plus développé en ce moment, je ressens un certain malaise parfois face à la recherche peut-être anxieuse de vouloir tout résoudre par ce biais. Ici, malgré ce premier abord, l’on est bien au-delà d’un tel document explicatif, la blessure en question devient un prétexte, un point de départ pour développer l’histoire où cette blessure est centrale tout en permettant d’aborder d’autres sujets de plus large portée.

L’on part d’un récit quotidien d’enfants à l’école où il s’agit de raconter leur vie entre les classes, leurs rapports entre eux, faits de jeux mais aussi parfois de tensions. L’écriture est à la première personne du singulier : l’enfant qui se blesse, lui-même non nommé contrairement aux autres personnages, est le narrateur ; on le suit autant dans ses pensées, sensations que dans ses interactions alors qu’il devient soudainement le centre de l’attention. L’on ne voit jamais ses parents, même s’il apparaît parfois le soir dans son lit. Le récit est centré sur les interactions des enfants entre eux ou sur celles qu’il projette alors qu’il est seul, sur lesquelles interviennent parfois les enseignant.es ou la directrice comme adultes référents dans ce microcosme enfantin de la cour de récréation. Voilà un pan de vie des enfants qui peut parfois échapper aux parents, comme une société parallèle qui se construit pendant la journée à l’échelle des petits.

L’événement de la blessure, particulièrement visible par le sang qui en coule, mais que l’on devine assez bénigne malgré cet aspect impressionnant, devient central et fondamental en ce qu’il crée une perturbation dans les habitudes des enfants et rompt avec leur dynamique de groupe habituelle. Si la blessure en elle-même est peu importante, elle le devient par ce qu’elle crée comme conséquences sur le groupe d’enfants, que ce soit d’abord le groupe d’ami.es jouant ensemble, le groupe de la classe, voire même celui de toute l’école ou presque, les plus grand.es des classes supérieures intervenant également. Le texte montre bien cette accumulation rapide en exposant une liste importante d’élèves nommés et décrits notamment par leur classe, qui le rejoignent. Cet aspect concret et descriptif en devient amusant par l’effet de répétition. L’enfant blessé, qui semblait auparavant se fondre dans la masse de son groupe de camarades, devient le centre de l’attention des autres enfants comme des adultes. Il est soigné, va pour cela exceptionnellement dans la salle des maîtres et maîtresses, les enfants l’aident et se soucient de lui, la classe suivante évoque les blessures que les enfants vont même vouloir dessiner. S’il a un peu mal, cette douleur paraît atténuée par sa popularité soudaine qu’il semble fort apprécier.

La dynamique de groupe des enfants est chamboulée par cet événement et par la soudaine considération qu’il procure au blessé. Si l’on suit avec lui et son angoisse grandissante l’évolution de sa blessure, c’est qu’il a peur qu’elle disparaisse et avec elle son nouveau statut dans la cour de récréation. Ainsi, s’il a peur d’enlever son gros pansement bien visible, le voilà réjoui par la croûte brune et épaisse qu’il dévoile finalement. L’on peut alors retrouver là les étapes de la tragédie classique : l’exposition, le nœud dramatique, les différentes péripéties puis le dénouement. Mais le final nous réserve une pirouette réjouissante saisissant à merveille cette dynamique enfantine : alors que la croûte tombe au désespoir de l’enfant qui se voit déjà retourner à l’anonymat, voilà que le maître lui signale sa cicatrice bien voyante qui lui restera sûrement pour toujours à son plus grand plaisir. Ce soulagement, bien contraire à une logique d’adulte a priori mécontent de se retrouver avec une cicatrice à vie, révèle avec autant d’humour que de délicatesse tout ce fonctionnement social bien codé et parfois inversé des enfants entre eux qu’Emma Adbåge saisit avec beaucoup de justesse dans ses différents livres.

La fascination des enfants pour la blessure en question et donc pour le blessé héroïsé peut se rapprocher d’une telle attirance de certains adultes pour les faits divers. Cette analogie est poussée ici par l’autrice présentant le lieu de la blessure comme une scène de crime, décrite dans son environnement autour de la table de ping pong, où subsiste après les faits une tache de sang bien visible que l’enfant se plaît à contempler depuis la fenêtre de sa classe. Ce qui lui restera à la fin et sûrement pour toujours, la cicatrice, renforce ce rapport sacrificiel au corps blessé qui se relève mais reste marqué, lui conférant une aura particulière dans le groupe.

Les illustrations d’Emma Adbåge apportent autant d’humour que de réalité concrète à son propos : la liberté qu’elle se laisse dans les représentations donne un album aussi amusant que parfois inquiétant. Ici, le trait semble presque naïf, maladroit voire enfantin, mais peut être bien plus réfléchi et attirant en cela-même. La perspective est inexistante et les proportions pas toujours respectées. Ainsi, la table de ping pong d’où tombe l’enfant semble démesurément haute et grande. Les personnages, faits de contours au crayon gris, sont dégingandés, déliés et ont des visages très expressifs. Les décors sont peu marqués, laissant des vides dans la page où il s’agit plus de montrer que de remplir. Les couleurs sont faites d’aplats de peinture peu nets dans des teintes douces donnant des effets de matières d’où ressort fortement le rouge du sang de la blessure et du titre en couverture qui peut sembler être tracé de ce même sang.

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